Le fabuleux destin de Jaeger-LeCoultre
Publié dans : Bilan
10.01.2014
Plus que celle d’aucune autre manufacture, l’histoire de Jaeger-LeCoultre est indissociablement liée au village qui l’accueille depuis 180 ans, Le Sentier. C’est en effet un dénommé Pierre LeCoultre, réfugié Huguenot fait citoyen de Genève en 1558 qui, un an plus tard, achète un bout de terrain à la Vallée de Joux pour y développer quelques activités. En réalité, il s’engage à défricher la forêt, bâtir des maisons, cultiver des céréales et élever des animaux. Une communauté prend alors racine. Puis le fils de Pierre LeCoultre, un autre Pierre, l’émancipe définitivement en bâtissant un temple en 1612 qui marque la naissance du village du Sentier.
Dix générations plus tard, Antoine LeCoultre, un touche-à-tout assoiffé de connaissances, inventeur notamment du millionomètre (premier instrument capable de mesurer le micron), fonde au Sentier en 1833 le premier atelier de ce qui deviendra la manufacture Jaeger-LeCoultre. De 1860 à 1900, LeCoultre met au point quelque 350 calibres. En 1888, dirigée par Elie LeCoultre, la manufacture compte déjà 500 collaborateurs. Mais la rencontre décisive a lieu en 1903. A cette date, l’horloger parisien Edmond Jaeger, spécialisé dans la production de compteurs de vitesse et de chronographes, cherche à faire produire des montres extra-plates. A la tête de la manufacture du Sentier depuis 1900, Jacques-David LeCoultre relève le défi. Il s’ensuivra non seulement la montre de poche la plus fine du monde, doté du calibre LeCoultre 145 (1,38 mm de hauteur), mais surtout une collaboration pérenne qui débouchera en 1937 sur la création de la marque Jaeger-LeCoultre. Au vu de la foisonnante histoire des ces destins croisés, impossible d’être exhaustif ; nous ne retiendrons ici que quelques moments clés, de ceux qui, nés de la volonté des hommes ou du hasard, changent le destin d’une entreprise et lui forgent un patrimoine.
180 ans après les débuts d’Antoine LeCoultre, après avoir créé plus de 1’200 calibres différents et déposé 400 brevets, Jaeger-LeCoultre (qui compte aujourd’hui 1’350 collaborateurs) est l’une des manufactures les plus complètes et l’une des marques les plus prestigieuses de l’univers de la haute horlogerie. Mais elle n’est souvent pas reconnue à sa juste valeur. Essayons de comprendre pourquoi.
Les laborieuses et les élégantes
Le propre des habitudes est de ne pas changer souvent. Ou alors lentement, imperceptiblement… L’horlogerie n’échappe pas à la règle. Ainsi lorsque vous demandez à un acteur horloger de citer les trois ou quatre plus prestigieuses manufactures horlogères, votre interlocuteur vous répondra dans 90% des cas Patek Philippe en premier, puis poursuivra généralement dans l’ordre ou dans le désordre avec Vacheron Constantin, Breguet et Audemars Piguet. Peu remis en cause, ce quarté de prestige fait pourtant s’esclaffer les quelques autres manufactures qui pourraient prétendre rivaliser mais qui, pour des raisons historiques, manquent souvent à ce palmarès. Plus que toute autre, Jaeger-LeCoultre en est une remarquable illustration.
Pour comprendre le phénomène, l’histoire nous rappelle que nombre de sociétés horlogères prestigieuses, de Genève principalement, s’approvisionnaient en mouvements auprès des manufactures essentiellement installées à la Vallée de Joux ou dans les Montagnes neuchâteloises. En forçant le trait, on dira qu’il y avait les laborieuses (les manufactures) et les élégantes (les marques). Les montagnardes Jaeger-LeCoultre ou Piaget ressortaient de la première catégorie, les genevoises Patek Philippe ou Vacheron Constantin de la seconde. Depuis quelques décennies, les perceptions et les pratiques ont radicalement changé. Les quelques marques puissantes commercialement ont compris l’intérêt de maîtriser l’essentiel de leur production. Elles sont donc devenues davantage manufactures pendant que leurs consœurs industrielles sont devenues plus commerciales. Mais il y a toujours des réminiscences et le fait que Jaeger-LeCoultre ait largement servi ses pairs en mouvements l’a sans doute prétéritée en termes d’image et de marque.
Cela étant, réduire Jaeger-LeCoultre à sa production de mouvements pour des marques tierces, aussi prestigieuses soient-elles (Patek Philippe, Vacheron Constantin, Cartier, Audemars Piguet, etc.), est un raccourci bien trop brutal. Impossible en effet de passer sous silence le feu d’artifice créatif des années 20 et 30 et les lancements successifs de la montre Duoplan (1925), de la pendule perpétuelle Atmos en 1928 (inventée par Jean-Léon Reutter, produite dès 1936 à la manufacture) et du Calibre 101 – toujours en production - qui pulvérise le record du plus petit mouvement mécanique du monde. Avec ses 14 mm de longueur, 4,8 mm de largeur et 3,4 mm de hauteur, il ne pesait qu’un gramme et intégrait 74 composants. Ce qui fait dire à Franco Cologni, dans son ouvrage consacré à Jaeger-LeCoultre, que « même avec une ébauche en or gris, le mouvement vaut à lui seul plus de mille fois le prix des matières premières qui le composent ». Les années 1950 marquent une autre période créative forte chez Jaeger-LeCoultre avec les lancements de la montre réveil Memovox en 1950, de la Futurematic (première montre totalement automatique dépourvue de couronne de remontoir, 1953) et de la Geophysic (1958). Autant de modèles précurseurs de l’actuelle collection Master Control (lancée en 1992) associée au « Contrôle 1000 heures » auquel toutes les montres de cette ligne sont soumises.
Reste que dans l’esprit du public, le nom de Jaeger-LeCoultre est régulièrement associé à celui de la Reverso. Une montre qui a redonné une seconde vie à la manufacture Jaeger-LeCoultre, lorsque tout semblait définitivement perdu. Retour en arrière. 1931 : c’est à cette date que la Reverso se retourne pour la première fois. Sur une idée simple en apparence. Depuis que l’on avait pris cette étrange habitude de porter la montre au poignet, le garde-temps souvent précieux était soumis à un régime de choc. Bien plus qu’auparavant, il devait supporter les coups, à-coups, rayures et autres soubresauts dus aux mouvements chaotiques du bras. Pour remédier à cet état de fait, rien n’était assez original. Quant à l’esthétique, parfois faisait-elle les frais de l’exigence de robustesse.
Rendons à César…
C’est dans ce contexte qu’un Suisse original et passionné, César de Trey, après avoir réussi dans la vente de dents en or et en porcelaine, noua des relations d’affaires avec « la LeCoultre ». Avec sa société, César de Trey se proposait de réaliser des projets d’horlogerie de luxe avec des fabricants de boîtiers et de mouvements, pour ensuite les commercialiser le plus souvent en son nom. Les coups de génie ne furent pas légion, les sommes englouties faramineuses, jusqu’à ce voyage en 1930 en Inde, où de vieux amis l’initièrent au polo. Il n’eut guère besoin de plus d’une partie pour réaliser que les montres-bracelets étaient bien trop délicates pour la pratique des sports en vogue, à l’image du polo, du golf ou du tennis. C’est de ce constat, dit-on aujourd’hui, que lui vint l’idée du boîtier réversible.
César de Trey choisit de parler de son projet à Jacques-David LeCoultre, lequel comprit d’emblée l’intérêt de l’idée. Ce dernier se rendit alors à Paris, chez Jaeger, entreprise avec laquelle LeCoultre entretenait depuis près de 30 ans d’excellentes relations (Jaeger et LeCoultre avaient notamment réalisé ensemble la montre Santos, commercialisée par Cartier avec le succès que l’on sait). LeCoultre, spécialiste du mouvement, avait réalisé peu de boîtes de montres jusque-là et s’assura ainsi les compétences des spécialistes de Jaeger pour ce projet. En réalité, c’est encore à un autre homme que Jacques-David LeCoultre et Jaeger confièrent le développement d’un boîtier de montre réversible. L’ingénieur René-Alfred Chauvot se mit au travail et releva rapidement le défi puisqu’il déposa le 4 mars 1931 le brevet 712.868 décrivant « une montre susceptible de coulisser dans son support et pouvant se retourner complètement sur elle-même ». La Reverso était née.
Plus de 80 ans nous séparent de ce lancement. Et même si l’on admet que la Reverso a sans cesse figuré au catalogue des produits de la manufacture depuis 1931, le succès ne fut pas toujours au rendez-vous, loin s’en faut. Et la réalité oblige à dire que les années 1970 ont presque été fatales à cette montre (et à l’entreprise dans laquelle personne ne voulait continuer à investir) qui, depuis lors, a redonné des couleurs étincelantes à la manufacture Jaeger-LeCoultre.
Démonstration de savoir-faire
L’avènement du quartz semblait devoir définitivement sonner le glas de la Reverso, à l’agonie depuis de nombreuses années. C’était sans compter sur l’intuition de Giorgio Corvo, distributeur exclusif de la marque pour l’Italie, qui commanda en 1972 au Sentier les 200 dernières Reverso en stock. Contre l’avis de tous, y compris à la manufacture où l’on ne croyait plus à ce produit, Giorgio Corvo était persuadé que la Reverso pouvait vivre une seconde jeunesse en Italie, ce marché qui voyait régulièrement naître les tendances. L’histoire lui a donné raison, non sans que la Reverso ait subi de sérieux lifting offrant à ce modèle original une fiabilité accrue.
Le renouveau de Jaeger-LeCoultre après cette époque difficile est l’œuvre du CEO d’alors, Henry-John Belmont. Il associera notamment pour la première fois cette icône qu’est la Reverso au savoir-faire horloger pointu de la marque pour présenter, dès 1991, des modèles Reverso à complications (Reverso tourbillon, répétitions minutes, Duo, GMT, chronographe rétrogarde, quantième perpétuel, etc.). Une étape déterminante pour entamer la longue quête de reconnaissance de la société. C’est aussi l’époque de nouvelles extensions pour la manufacture et du déploiement de la marque à l’international à la suite du rachat par le groupe Richemont (voir ci-dessous). Une œuvre que poursuit son successeur, Jérôme Lambert, CEO à 31 ans, en orchestrant le retour du « manufacturier » Jaeger-LeCoultre dans la cour des grands horlogers. Pour ce faire, le CEO œuvre au développement de Jaeger-LeCoultre, à la diversification de l’offre au-delà de la Reverso (avec les lignes Amvox, Duomètre, Master Grande Tradition et la féminine Rendez-vous) et surtout à sa reconnaissance parmi les marques phares de la haute horlogerie suisse. Au cours de cette période, la marque entame un partenariat avec Aston Martin (ligne Amvox) et associe son image au cinéma en étant partenaire de nombreux festivals dans le monde.
Pour couronner ce travail et célébrer ses 180 ans, Jaeger-LeCoultre a présenté cette année une exceptionnelle collection Jubilée intégrant plusieurs modèles à grandes complications, dont l’impressionnant Gyrotourbillon 3 et son spiral sphérique inédit. Cette démonstration de savoir-faire est l’héritage que doit aujourd’hui pérenniser Daniel Riedo, nouveau CEO de la marque depuis l’été 2013. Il a déjà annoncé ses intentions : clarifier les collections, produire davantage de montres compliquées, développer encore la présence de la marque dans certaines grandes capitales et renforcer sa visibilité. Avec un objectif majeur : accroître la légitimité de Jaeger-LeCoultre comme référence de la haute horlogerie. L’ascension est programmée.
Richemont a payé 9 fois le chiffre d’affaires
Au fil des années, Jaeger-LeCoultre passe d’abord aux mains du Konzern allemand VDO, puis du géant allemand Mannesmann. Lorsque ce dernier décide de mettre en vente Les Manufactures Horlogères (LMH), son pôle horloger comprenant Jaeger-LeCoultre, IWC et A. Lange & Söhne, tous les grands acteurs s’intéressent au dossier. Pour certains, c’est une occasion rêver d’accrocher à leur portefeuille un prestigieux trio horloger. Pour d’autres, il s’agit avant tout de contraindre les concurrents à débourser des montants excessivement élevés pour s’attribuer ces trois marques. Pour quelques-uns, enfin, c’est pratiquement la dernière occasion de monter dans le train de la haute horlogerie. Au final, c’est le groupe Richemont de Johann Rupert qui se porte acquéreur en juillet 2000 de LMH pour 3,08 milliards de francs (y compris les 40% qu’Audemars Piguet détenait chez Jaeger-LeCoultre). Un montant extrêmement élevé puisqu’il équivaut à neuf fois le chiffre d’affaires d’alors (350 millions) et à 43 fois le bénéfice net (70,8 millions) des trois marques ! C’est dire la valeur – et le potentiel - qu’avait notamment Jaeger-LeCoultre aux yeux de Johann Rupert.
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